Je me souviens...

 

Je me souviens de ce dimanche matin d'avril, c'était en 1997, c'était hier... Ce matin là, il ne faisait pas encore très chaud. J'étais pratiquement le seul à être habillé en court. Une belle connerie !

Les autres, tous les autres, arboraient encore cuissards longs et manchettes d'hiver. J'avais appris qu'un groupe de cyclistes se réunissait chaque dimanche matin à 8h00 sous cet abri bus. J'avais demandé l'autorisation de venir rouler avec eux, comme ça, pour voir un peu où j'en étais, et ils m'avaient accueilli à bras ouverts. Avec mes 2000 bornes au compteur, j'étais sûr de faire un malheur. Ils allaient voir un peu à qui ils avaient affaire !

Nous étions déjà une bonne huitaine de cyclistes lorsque je l'ai vu arriver. Lui, René. Pile poil à l'heure, pas une minute de retard. Quand j'ai vu l'allure de ce type, ça m'a miné le moral. Ce petit vieux, tout frêle, devait avoir pas loin de 70 ans. Il en avait en fait 2 de plus. En lui serrant la main, j'imaginais déjà l'allure de cyclo que nous allions devoir adopter pour ne pas le lâcher au bout de 3 kilomètres. "On va se le traîner durant tout l’entraînement !». Je me suis dit. Évidemment, je ne pouvais pas me douter.

Dès les premiers tours de roue, j'ai été rassuré. Il fallait se rendre à l’évidence : non seulement on ne se « traînait pas le vieux », mais en plus, il avait une vraie allure de coursier.

Le coup de grâce, ce fut à l’entame de la première bosse, celle qui monte au dessus de la cascade de Glandieu. Cette fois, c'était sûr, les choses sérieuses allaient pouvoir commencer, j'allais enfin pouvoir faire étalage de tout mes talents de grimpeur. Tout au moins l'imaginais-je.

C'est Jean-Claude qui a attaqué le premier, dès le pied de la bosse. Lorsque je l'ai vu se mettre en danseuse et partir à toute allure, tête baissée et mains en bas du guidon, j'ai essayé de contrer en partant derrière lui. Pas une partie de plaisir, cette côte ! L'écart ne se réduisait pas. Je m'étais déjà résigné et plus où moins satisfait à faire "deux" en haut de la côte lorsque j'ai vu une espèce de fusée rouge et jaune me passer par la gauche. J'ai tourné la tête, et j'ai vu René, en danseuse, à bloc, me doubler sans un regard et me lâcher inexorablement. J'en n'ai pas cru mes yeux ! Dès cet instant, j'ai compris qu'il n’était pas un cycliste comme les autres.

Le vélo, c’était sa vie. Depuis son plus jeune âge, il ne concevait pas une semaine sans enfourcher sa bicyclette. 10000 kilomètres par an, c’était le tarif… Combien de fois ai-je pu le croiser sur son vélo sous la pluie, dans le froid ou le vent, alors que j'avais moi-même renoncé à sortir dans des conditions pareilles ?

René était un coriace, un dur au mal, un de ceux qui ne s’en laisse pas compter. Il était aussi un incroyable exemple pour tous les jeunes cyclistes. Un type discret, dévoué et  apprécié de tous.

Il aimait la compétition, c’est certain, mais il aimait aussi le simple contact des autres cyclistes : rouler nez au vent à travers les champs et les bois, cheminer les petites routes de l’Ain, du Nord-Isère et de l’Avant Pays Savoyard à nos côtés. Combien de kilomètres avons nous parcourus ensemble ? Combien d'heures de selle ? Combien de discussions ? Combien de souvenirs ?

Il y a quelques mois encore, il nous accompagnait. Il roulait toujours comme un coureur, pas un cyclotouriste. Il n'avait pas abdiqué. Finir une bosse devant lui était déjà une petite victoire en soi. On a appris qu'il était atteint d'un cancer de la plèvre, au mois d'août dernier. Depuis, il n'est plus revenu s'entraîner avec nous.

Aujourd’hui, il n’est plus là. Nous continuons d'aller rouler tous les dimanche. Nous empruntons les routes que nous avons mille fois empruntées avec lui, nous grimpons les mêmes bosses et traversons les mêmes communes, mais c'est sans lui, et il nous manque. Par son courage et son incroyable capacité à se surpasser, il nous a marqué pour la vie. 

Franck